Le soin comme tentative de réparation

Avez-vous déjà entendu cette phrase: “on ne devient pas soignant par hasard”?

Il arrive parfois que l’engagement dans la relation d’aide prenne racine dans une histoire personnelle traversée par des manques, des failles ou des blessures anciennes.  Le soin, dans ces cas-là, ne répond pas seulement à une vocation ou à un choix rationnel mais devient une manière de s’approcher de ce qui, autrefois, n’a pas pu être dit, réparé ou reconnu.

Dans cette mise en mouvement, certains y verront une forme de résilience, au sens que lui donne Boris Cyrulnik (1999, 2010) : cette capacité à transformer une atteinte en point d’appui pour se redéployer. Cette résilience n’est  néanmoins jamais acquise une fois pour toutes. Parfois, elle peut même se confondre avec une tentative de réparation qui, faute d’élaboration suffisante, rejoue plus qu’elle ne transforme.

Il n’est pas rare de croiser, dans les métiers du soin, des professionnels porteurs d’une histoire où la douleur a précédé le choix d’aider. La blessure ancienne, parfois tue, parfois inconsciente, trouve dans la relation d’aide un terrain d’expression. On y cherche, sans toujours le savoir, à réparer ce qui n’a pas été réparé, à sauver l’autre comme on aurait voulu être sauvé.

Ce type de positionnement peut activer un phénomène d’identification projective. Le soignant dépose dans l’autre des fragments de son histoire blessée, espérant inconsciemment en guérir par effet miroir. Le soin devient alors un espace à la fois généreux et dangereux. Il donne lieu à de véritables rencontres, mais aussi à des formes de confusion où l’aide masque un besoin personnel de réparation.

Lorsque cette dynamique n’est pas mise en mots, lorsqu’elle ne rencontre ni cadre ni pensée, elle peut devenir le lieu d’une répétition inconsciente. Le geste d’aider, même si est sincère, risque alors de se transformer en une forme d’agir, une manière de tenir la douleur à distance sans jamais l’élaborer. Ce soin-là peut contenir en creux une désilience, telle que la définit Nicolas Sajus (2024). Ce n’est non pas un renoncement ou une passivité, mais une impossibilité de transformer la souffrance en récit symbolisable.

La désilience peut se reconnaître dans ces figures du soignant hyper‑engagé, animé par le besoin d’être indispensable, voire de « sacrifier » une part de lui‑même dans la relation d’aide. Cette posture, si elle n’est pas pensée, expose au risque d’usure de compassion. On donne sans compter, on s’efface dans le soin, jusqu’à ce que l’épuisement émotionnel prenne le pas sur la capacité d’être en lien.

L’autre devient alors support d’une lutte intérieure qui ne trouve pas d’issue symbolique, et le soin, au lieu de réparer, réactive la blessure.

Il serait réducteur, pourtant, de pathologiser ce type d’engagement. Il convient plutôt d’en accueillir la complexité, de faire place à cette part obscure qui coexiste avec le désir sincère d’aider. Car, lorsque la blessure passée a été pensée, traversée, elle donne au soin une épaisseur singulière. On parle alors  de sublimation : le passé douloureux ne cherche plus à être réparé à travers l’autre, mais devient source de compréhension, d’écoute, d’empathie vivante.

La frontière entre sublimation et désilience se joue souvent dans le degré de symbolisation. 

Quand la souffrance a trouvé un lieu pour se dire, elle devient fondatrice. 

Quand elle reste enfouie, elle affleure dans le besoin d’aider, de contrôler, ou de sauver à tout prix. Le risque est alors celui d’un effacement de soi. Le soignant s’oublie dans le soin. Il donne tout, mais ne se donne jamais à lui-même. La relation devient un terrain de répétition, et non plus de transformation. La résilience apparente masque alors un phénomène de désilience.

Reconnaître cette tension suppose de prendre soin du soignant lui-même. Car sans parole, sans espace pour penser ce qui se rejoue dans la relation, l’aide devient un lieu d’usure. La supervision, les intervisions, la mise en récit sont des conditions fondamentales d’une présence ajustée.

Le soignant qui parvient à reconnaître ce qui l’anime en profondeur n’est plus pris dans la nécessité de réparer à tout prix. Il peut être avec l’autre sans s’y perdre, accueillir la souffrance sans la confondre avec la sienne.

Le soin redevient alors un lieu de rencontre, non pas parfait, mais humain. Un espace où la parole circule, où la subjectivité de chacun est reconnue. Un lieu où, peut-être, une résilience authentique peut émerger comme un processus fragile, toujours en devenir, soutenu par le lien, le cadre, et la capacité à nommer ce qui se joue.

Rébecca Saintes

Psychologue

Bibliographie

Bond, P. (2020). Wounded healer therapists: A legacy of developmental trauma. European Journal of Qualitative Research in Psychotherapy.

Brillon, P. (2021). Entretenir ma vitalité d’aidant : Guide pour prévenir la fatigue de compassion et la détresse professionnelle. Montréal : Éditions de l’Homme.

Cruciani, G., Liotti, M., & Lingiardi, V. (2024). Motivations to become psychotherapists: Beyond the concept of the wounded healer. Research in Psychotherapy: Psychopathology, Process and Outcome, 27(2), Article 808. https://doi.org/10.4081/ripppo.2024.808

Cyrulnik, B. (1999). Un merveilleux malheur. Paris : Odile Jacob.

Cyrulnik, B., & Delage, M. (2010). Famille et résilience. Paris : Odile Jacob.

Farber, S. K. (Éd.). (2016). Celebrating the wounded healer psychotherapist: Pain, post-traumatic growth and self-disclosure. New York, NY : Routledge.

Sajus, N. (2024). La désilience ou l’envers de la résilience. Paris : L’Harmattan.

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